18/11/2007

Le choc culturel ressuscite la création - Xavier Flament

Michel Giacometti avait révélé la beauté fragile des chants portugais de l'Alentejo. Polifonias de Pierre-Marie Goulet lui rend hommage.

Avec Polifonias, Pierre-Marie Goulet signe son premier documentaire en terre portugaise. Plus précisément en Alentejo, région aride au sud du Tage, malmené par le climat et la répression de Salazar. Le dictateur tente dans les années soixante de réduire au folklore ses traditions populaires ancestrales. Arrive alors un homme venu d'ailleurs, comme dans les westerns, dit la voix "off" du poète Sérgio Godinho. C'est un homme qui vient d'un autre pays, qui a écouté attentivement les hommes de terres semblables à celle-ci. Il sait que jouer et chanter est l'attribut premier des peuples qu'il a connus. Cet homme, c'est Michel Giacometti .

Fasciné par la rudesse de ces voix blessées, l'ethnomusicologue français consacre les trente dernières années de sa vie à compiler des milliers d'exemples de musiques populaires, de contes et de photographies. Pour les habitants, il a sauvé la musique portugaise et lui a donné ses références. Lorsque Goulet évoque son souvenir, les gorges des anciens du village se serrent d'émotion, il était mon ami et j'étais son ami aussi, dit le vieux Caranova.
Sa tristesse semble pourtant outrepasser la perte de cet homme devenu mythe, comme s'il avait emporté plus que de lui-même dans la tombe, peut-être un peu de l'âme de ce pays. Le documentaire dévoile en effet l'ambiguïté du travail de l'ethnomusicologue. Car, à l'instant où celui-ci révèle aux autochtones toute l'importance de leur culture, il introduit dans l'acte créatif, jusque-là spontanée, une extériorité née du micro, de la restitution figée de l'enregistreur. Lorsque le paysan qui ponctue le labeur quotidien de son chant prend conscience qu'il est en train de faire un "geste créateur", arrive-t-il encore à chanter ?

Goulet répond peut-être par la magnifique rencontre entre les chanteurs de l'Alentejo et ceux de la Corse natale de Giacometti. La polyphonie austère et grave des choeurs portugais qui baigne le documentaire rencontre soudain le chant plus ornementé des trois Corses. La caméra suit le parcours de l'émotion sur les visages portugais. A peine le trio s'est-il tû que Virgínia Dias, poète alentejane, entonne un air que sa mère lui chantait et avant elle, la mère de sa mère. Les Corses, fascinés à leur tour, en redemandent. A trois reprises, et à chaque fois différemment, elle reprend le chant séculaire. Le choc des cultures et la nécessité ont remplacé "l'innocence perdue" pour ressusciter la créativité spontanée. (... )
Xavier Flament
Le Soir (Belgique)

Aucun commentaire: